SYLVIE VÉRAN

Le Nouvel Observateur
N° 1377 - 28 mars-3 avril 1991
Demain la liberté ?
L’homme qui peint à l’ombre

A son actif, treize ans derrière les barreaux… et une œuvre qui commence à être reconnue. Didier Chamizo a pris place dans la longue lignée des artistes taulards.

 "Les lignes blanches" - D.Chamizo - 19??
Il y a les jours où le temps est gris et le détenu broie du noir. Ces jours-là, son pinceau cherche les nuances du ciel, derrière les barreaux. Didier Chamizo oublie qu’il porte le titre de " peintre lyonnais du Bicentenaire ", qu’il est un artiste reconnu qui expose et vend ses œuvres dans toute la France. Il devient parano. Il se repasse le film de sa jeunesse et se revoit pleurer sur son sort d’apprenti-chaudronnier en se rêvant Picasso, Jimmy Hendrix, Che Guevara ou Walt Disney. Il se demande pourquoi il a tenté et réussi l’entrée aux Beaux-Arts de Saint-Étienne, pour abandonner un an après. Il sait seulement qu’il était mal dans sa peau, qu’il en voulait à la terre entière, qu’il aimait la peinture, la moto, ses potes et la fille qui allait devenir sa femme.

Plus tard, il a piqué une voiture, convoyé quelques armes, braqué une banque, et plus tard encore coursé en Harley noire le chauffard d’une Alfa rouge.

Ses juges l’ont condamné au total à dix-huit ans de prison, ramenés à quinze par le jeu des grâces et des remises de peine. Il en a déjà fait plus de treize. Il pense que c’est beaucoup pour une tête à claques doublée d’un cœur d’artichaut qui croyait qu’avec un peu de haine et de bons sentiments il pouvait refaire le monde.

L'Étudiant chinois : un tableau de la série "Les barreaux blancs" peint après le transfert de Chamizo à la prison de Val-de-Reuil.
Aujourd’hui Didier Chamizo a 39 ans et porte le matricule 639. Celui que les motards surnommaient " le Chat " est devenu l’un de ces détenus modèles que l’administration pénitentiaire aime montrer dans les visites officielles. Dans la nouvelle centrale de Val-de-Reuil, près de Rouen, il dispose d’un atelier bien éclairé et de six heures par jour pour se jeter sur ses toiles. Ses tableaux aux influences pop’art, art brut et figuration libre sont exposés à la galerie Gérard Chomarat de Lyon et aux Amis des Arts à Aix-en-Provence . Il croule sous les commandes.

Le matricule 639 serait presque un homme heureux si le juge d’application des peines d’Évreux donnait son feu vert à la libération conditionnelle dont il pourrait bénéficier depuis le 5 octobre 1988 (1). S’il pouvait au moins une fois assister à l’un de ses vernissages, avant la fin de sa peine, dans treize mois… au pis. C’est le peintre, l’artiste, qui a le blues, les jours maussades, les jours de grisaille : il craint de tomber en panne d’inspiration. Au fil des ces années passées entre quatre murs, sa palette a fini par se réduire au spectre de son écran de télé ; ses thèmes, au spectacle d’un monde prédigéré. Forcément ses toiles transpirent l’air du temps. Parfois les sujets sont légers, fantasques, allègres. Plus souvent – comment faire autrement ? -, c’est la guerre, la pollution, les tortionnaires. " On ne sait jamais ce qui va sortir de lui, explique son beau-père Armand Nouvel, qu’il appelle son père. Tant qu’il produit, nous avons la preuve qu’il tient bon. Nous l’encourageons. Mais c’est à double tranchant : lorsqu’il va mal, il nous reproche de le prendre pour une poule pondeuse, de lui voler ses enfants. "

Au printemps de l’an dernier, par exemple, Chamizo venait d’être transféré de la vieille centrale Saint-Paul de Lyon, où il avait ses habitudes, à Val-de-Reuil. Loin de sa famille et de ses amis, perché dans une tour de béton au cœur d’une immensité de labours mornes, il déprimait. Comme chaque semaine, avec 1 400 kilomètres de trajet supplémentaire, Armand garait sa 4L au parking de la prison. Il en déchargeait tout un attirail de boîtes de peinture acrylique, de brosses, de colle, et d’immenses toiles vierges. En échange, le maton de faction lui remettait les dernières créations de Chamizo. Non plus multicolores, comme elles l’étaient quelques semaines auparavant, mais rigoureusement tracées de barreaux blancs.

Cette sinistre mais superbe série, " les Lignes blanches ", peut-être la plus forte de l’œuvre de Chamizo, a fait l’objet au cours de l’été 1990 d’un accrochage sous les voûtes de l’aumônerie Saint-Jacques, à Gordes. Pendant ce temps, " le Chat " tournait dans sa cellule comme un tigre en cage.

Télé pour Chamizo

Didier Chamizo en 1991
C’est l’espoir fou d’une libération qu’il imaginait prochaine qui a redonné du flambant aux fresques exposées à Cahors, sa ville natale, en octobre dernier. Nouvelle exposition en décembre, galerie Albert-Ier à Paris et autres toiles éclatantes de couleurs, plus abstraites, plus Chamizo que jamais. Une vingtaine de pièces vendues, entre 20 000 et 50 000 francs.

S’il continue sur cette lancée, ce sera bientôt la renommée. Chamizo ne prend pas la grosse tête pour autant. Il sait qu’à l’air libre, ses amis, des artistes, des journalistes luttent pour sa libération (2). Mais les nuits rythmées au clap de l’œilleton de contrôle paraissent éternelles. "  La seule chose que m’a apprise la prison, c’est à savoir me réfugier dans un univers, la peinture, où les flics ne viendront jamais me chercher, écrit-il à ses parents. C’est moi qui décide de faire sauter les barreaux. Quand on n’en a plus dans la tête, personne ne peut vous en mettre. "

Dans le modeste pavillon d’Armand et Andrée Nouvel à Veauche, près de Saint-Étienne, restent empaquetées quelques toiles de " l’époque hyperéaliste ". elles datent des années 1977 à 1981. Entre deux incarcérations. Après quatre ans de taule, Chamizo s’était racheté une conduite dans l’atelier de carrosserie d’Armand, puis auprès du responsable des NMPP de Lyon, dont il était devenu le bras droit. Il vivait avec sa femme et son fils, alors âgé de 4 ans… Jusqu’à ce retour malheureux en 1981 à Saint-Paul, pour un trafic d’armes dans lequel il n’était pas impliqué. Dix mois plus tard il obtient un non-lieu. Il a perdu son emploi et son épouse. C’est le début d’une nouvelle escapade délinquante : une course poursuite sur l’autoroute qui se conclut pour Chamizo par deux ans de chaise roulante, de nouveau la prison, et un long silence pictural. Avec le cumul des peines, la cour d’appel lui en colle pour sept ans de plus.

" En 1987, il s’est remis à peindre, mais il vendait peu, raconte Andrée, sa mère. Nous avons pris notre courage à deux mains. Nous avons bourré la 4L de toiles et nous sommes allés frapper chez le directeur de la Fondation Boris-Vian, à Prades, dont un ami nous avait donné l’adresse. "  Dans leur sélection hétéroclite, l’homme de l’art choisit une tête fluo-warholienne, inspirée de la " Liberté " de Bartholdi. Et il promet : " Si Didier est capable de décliner ce thème sur quinze toiles, je l’expose " : ce sera sa première vraie commande. Genèse de la série " Révolution ", que Michel Noir inaugurera deux ans plus tard à l’hôtel de ville de Lyon.

1989. A la centrale Saint-Paul, Chamizo est devenu une star. On lui commande une fresque pour le tunnel reliant deux bâtiments de la prison. Il anime l’équipe de " l’Écrou ", le journal des taulards, appuyé par le directeur artistique Claude Maggiori. La presse, les hommes politiques, des artistes entrent presque sans frapper dans sa cellule-atelier : Barbara, le peintre Combas, Ursula Vian, le cinéaste François Reichenbach, qui lui consacre un portrait dans son film " la Planète bleue ". Alain-Dominique Perrin, président de Cartier International achète deux de ses œuvres pour la Fondation Cartier. " Au premier coup d’oeil, on voit que Chamizo possède un talent indiscutable, dit-il aujourd’hui, en dépit des conditions de son travail. "

Chamizo porte un tee-shirt noir, un 501 noir, des Reebok noires et de petites lunettes d’écaille. C’est ainsi qu’il apparaît dans une interview réalisée par FR3 Lyon à l’époque du Bicentenaire : la seule image que nous ayons de lui. A l’époque, il avait déjà fait son méa culpa : " Pendant longtemps, disait-il, je croyais que pour améliorer le sort des individus il fallait employer la violence. Désormais je sais que la peinture est un outil de communication beaucoup plus sophistiqué que la révolte, puisqu’elle permet de véhiculer des idées subversives sans causer le moindre tort. "

Dans un mois, dans un an, Chamizo sera libre. Il attend. Il peint. Il attend. Pour les visiteurs de ses expositions, il est un peintre fantôme, une énigme. Il reçoit chaque semaine trois cents lettres d’admirateurs, auxquelles il s’applique à répondre avant l’aube. Et le soir, après l’extinction des feux, il apprend l’anglais sur cassettes, parce que son agent, Norbert Binotti, lui a promis une exposition à New-York en 1992. Le conseil général du Lot lui propose une fresque de 1 000 mètres carrés au bord du Lot, à Douelle. Il a déjà noirci des carnets de croquis. Il est prêt. Il songe à l’atelier qui l’attend dans le château d’un mécène, près d’Aix-en-Provence, Bouches-du-Rhône. Se souvient-il qu’il est interdit de séjour dans les Bouches-du-Rhône pour dix ans ?

NOTES :
(1) Selon une lettre émanant de la direction de l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice, datée du 24 décembre 1990.
(2) Comité de soutien à Didier Chamizo. Le Vigneux, rue Max-de-Saint-Genest, 42340 Veauche.



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